Une correctrice d'édition revient sur l'expérience délicate, et difficile, que fut la correction de « La mort est mon métier », de Robert Merle, recomposé pour un format poche.
Quand je corrige, je ne peux pas, évidemment, comme un lecteur amateur, sauter des mots, sauter des lignes – voire des pages – pour moins sentir la douleur quand ça tranche dans le vif, quand le texte fait mal : peut-être que la coquille se cache parmi ces caractères qu'on aimerait ne pas voir et ne pas lire, que le verbe est mal accordé à son sujet, ou que l’incise mérite de sortir de ses virgules. Pour ce texte de Merle, La mort est mon métier, recomposition pour un format poche, on m’a demandé de scruter les nouvelles épreuves à la recherche de la faute, de la coquille, de l’étourderie, de l'incohérence laissée dans la précédente édition. Et scruter les épreuves sans entrer dans le texte, ce serait une faute de mauvais goût, ou professionnelle. Alors, adieu dans ce cas à l’humain, et bonjour à la machine.
En bon correcteur, il faut s’approprier le style de Robert Merle pour comprendre ce qu’il fait de Rudolf Lang, le narrateur à la première personne de ce roman, il faut lever les barrières, laisser couler les mots dans son être et deviner leur chemin.
Certains être humains, face à l’Autre, ne discutent pas, ne se disent pas : tiens, et si en fait j’avais été à sa place, avec son histoire, qu’est-ce qu’il serait arrivé ? – ou, d’un autre point de vue : tiens, et si « je » ce n’est pas lui dans une époque que je n’ai pas vécue mais moi dans ma propre époque, qu’en serait-il alors ? Pour ceux-là c’est plus facile. Les correcteurs sont loin – heureusement – de pouvoir se détacher ainsi.
Évidemment, quand je corrige je ne suis pas « je », Rudolf Lang, nom fictif de Rudolf Hoess, celui à qui l’on a demandé d’imaginer la solution finale à Auschwitz et qui l'a fait et a mis en pratique son horrible planification industrielle. Quand je corrige, je reste sur la tangente entre le regard que pose Merle sur son personnage et le monde abyssal de Lang. Mais il me faut savoir un peu de quoi est fait Lang. Je me rends alors compte que ce qui rend les hommes moins humains et moins fragiles, ce qui guide les hommes sans qu'ils aient à s’interroger sur leurs motivations profondes, ce qui les rend mécaniquement productifs, c'est cela que Lang recherche et apprécie.
Alors, évidemment, devant un choix d’unification et pour marquer l’immense respect de Rudolf Lang pour l’ordre hiérarchique, je mets une capitale initiale aux grades religieux, militaires, aux titres civils – par ailleurs, les substantifs allemands apportent leur lot de capitales et les substantifs français perdraient au change :Hauptscharführer, Rittmeister, Obersturmführer, les Pères, le Commandant, le Lieutenant, etc.
Faut-il aussi mettre une capitale initiale à « Juif » ? Hélas non. Ce serait desservir le texte. Je demande d’unifier les juifs sans cap sur les épreuves, c’était a priori le souhait de Merle – la plupart des occurrences de « juifs » étaient déjà écrites en bas de casse –, car le regard de Lang prime ici. C’est ce même « je » qui a mis une cap à National-Socialisme, à Ghetto, à Tribunal, à Université, au Parti, au Mouvement, et aux titres et grades mentionnés ci-dessus : à tout ce qui régit sa vie, à tout ce qui (re)met les choses à leur place. Les Juifs lui promettaient au contraire le Chaos ; ils ne faisaient plus partie des êtres humains, c'était des numéros.
En parlant de se mettre à la place de quelqu'un d'autre : et si… les patrons des maisons d'édition se mettaient à la place des correcteurs ?
Marion Doutreligne
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